Analyse des musiques électroacoustiques interactives : propositions, outils, méthodes
- On 25 mai 2013
Communication lors de la prochaine conférence Electronic Music Studies Network à Lisbonne du 17 au 21 juin 2013
Renseignements : http://www.ems-network.org/ems13/EMS2013-Home.html
Résumé
« Le réel n’existe plus » (Jean Baudrillard)
Le champ des musiques électroacoustiques interactives est vaste, de nombreuses œuvres peuvent être regroupées sous cette dénomination : des œuvres proposant une interaction entre un ou plusieurs musiciens et un ordinateur à celles se présentant sous la forme d’installations avec lesquelles le public interagi. L’ensemble de ces créations électroacoustiques présente un dénominateur commun : l’œuvre n’est plus un objet fini et stable que le chercheur peut étudier avec des outils et des méthodes qui ont fait leurs preuves, l’œuvre interactive se caractérise par l’utilisation de processus informatiques permettant de générer une partie ou l’ensemble de l’œuvre. En d’autres termes, la machine numérique n’est pas seulement un outil mais un générateur de processus qui apporte sa part dans la création. L’interaction, quelle soit entre le musicien- compositeur et la machine ou entre plusieurs machines autonomes, par exemple dans le cas des œuvres utilisant les réseaux de neurones, suggère des approches analytiques très différentes des œuvres de support.
Les œuvres interactives tendent à bousculer des notions musicales simples.
Ainsi, la notion même d’instrument nécessite d’être augmentée afin d’intégrer l’ensemble des interfaces permettant au musicien (ou au public) d’interagir avec les processus numériques. Dans bien des cas, elle tend même à recouvrir celle de partition.
Dans le domaine de l’analyse proprement dite, la forme devient difficile à définir. Peut-on parler de forme alors que l’œuvre n’est plus construite d’objets mais de processus ? Peut-on analyser — et par conséquent fixer — des données dont la temporalité n’est plus fixe mais floue ou inexistante ? En effet, une des caractéristiques de l’informatique est de ne pas exister dans le temps. Si le temps ne s’écoule pas pour le numérique, comment analyser les interactions entre l’homme-musicien pour lequel le temps produit un effet et cette machine numérique ?
A l’instar de Jean Baudrillard déclarant l’absence de réalité dans l’image numérique, ne doit-on pas considérer que l’œuvre électroacoustique interactive n’est plus un modèle de la performance numérique mais que cette dernière, devient le modèle de l’œuvre ? Dans ces conditions, le musicologue ne se voit-il pas contraint d’analyser non pas ce qui constitue habituellement l’œuvre — les sons préenregistrés, la partition, le programme permettant de gérer l’interactivité, etc. — mais la performance elle-même ?
Nous voyons donc une augmentation sans précédent du champ des possibles en analyse musicale. L’objet de cette présentation sera donc d’en baliser quelques-uns et de suggérer quelques méthodes et outils utiles dans l’analyse de performances électroacoustiques interactives.
La première question sera celle des sources. Dans de telles performances, la partition, l’enregistrement stéréophonique du concert voire la documentation liée à la performance ne sont plus suffisants. Il faudra donc trouver un protocole d’enregistrement d’une majorité des évènements produits durant le concert. Bien évidemment, le support de la vidéo, l’enregistrement multipiste ou l’enregistrement des communications entre les différentes interfaces et les logiciels sont une première réponse. Toutefois, est-ce réellement suffisant ? Ne doit-on pas imaginer des dispositifs techniques et des logiciels permettant d’assister le musicologue dans la captation et le décodage de ces données ?
Le choix des données à capter est indissociable de leurs exploitations. Les logiciels récents et les interfaces actuelles sont souvent conçus de manière modulaire. Ils mélangent des technologies très différentes (par exemple l’analogique et le numérique) et permettent aux musiciens-compositeurs de développer des instruments hybrides qui manipulent des données complexes. Ainsi, ces données mélangent facilement des ensembles de valeurs de différents formats, en temps, séquentielles ou hors temps. De plus, certaines interactions entre l’homme-musicien et la machine sont difficiles à capter car fondées sur une autonomie partielle ou complète des processus numériques. Enfin, les données générées par des instruments interactifs possèdent leur propre codage[1]. Le musicologue doit donc pouvoir décoder ces données numériques afin d’en produire des représentations exploitables en analyse musicale. Comme tout décodage, cette opération peut être source d’erreurs.
Certains logiciels commencent à investir le champ de la représentation de données numériques pour l’analyse musicale. Ainsi, le logiciel d’improvisation OMax (Ircam) propose une visualisation[2] du modèle en court sous la forme d’un graphique temporel. Ce type de graphique permet de visualiser à la fois les relations temporelles entre les éléments analysés du modèle et les liens qui vont permettre au logiciel de générer la suite de l’improvisation. Le temps est alors représenté sur plusieurs niveaux. De même, le logiciel IAA[3] (Interactive Aural Analysis) de Michael Clarke propose une représentation de la structure de l’œuvre sous différentes formes : paradigmatique, arbre génératif, modélisation de certaines structures, sonagramme interactif navigable, etc. L’auteur a ainsi produit un ensemble de représentations interactives permettant d’analyser les structures d’une œuvre en tenant compte de ses différents niveaux. Ces deux exemples mettent en évidence la volonté de dépasser la représentation traditionnelle qui s’est généralisée dans le domaine de l’analyse de la musique électroacoustique. Ce modèle, basé sur le logiciel Acousmographe, a été une fantastique source d’études musicologiques depuis le milieu des années 90. Toutefois, il commence à montrer ses limites.
Depuis plusieurs années, mon travail de recherche porte sur l’étude de ces modes de visualisations et sur l’élaboration de nouvelles formes de représentations adaptées à l’analyse musicale[4]. A cet égard, EAnalysis[5], projet développé avec l’université De Montfort de Leicester, est une étape importante de ma recherche car il vise à cristalliser un certain nombre d’expériences que j’ai réalisées depuis plusieurs années. EAnalysis se présente comme le premier logiciel permettant de travailler sur les données analytiques à travers plusieurs modes de représentations. La vue traditionnelle temps-fréquence permettant de figurer des unités fixes et parfaitement délimitées dans le temps n’est plus à même de représenter une grande partie du répertoire actuel des musiques électroacoustiques dont les musiques interactives.
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[1] Bachimont, B. « La présence de l’archive : réinventer et justifier », Intellectica, 53-54, 2010.
[2] Lévy, B., Bloch, G., Assayag, G. « OMaxist Dialectics: Capturing, Visualizing and Expanding Improvisations », NIME, 2012.
[3] Clarke, M. « Analysing Electroacoustic Music: an Interactive Aural Approach », Music Analysis, 31-3, 2012.
[4] Couprie, P. « (Re)Presenting Electroacoustic Music », Organised Sound, 11-2, 2006.
[5] Couprie, P. « EAnalysis : aide à l’analyse de la musique électroacoustique », Journées d’Informatique Musicale, Mons, 2012.
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